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  • : La géopolitique par Jacques Soppelsa
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Cv Jacques Soppelsa

Agrégé de géographie , Docteur d'Etat ,et Professeur de géopolitique à l'université Paris I (Panthéon-Sorbonne). Retrouvez le Cv résumé en cliquant sur le lien suivant : Jacques Soppelsa

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Publications

1971 : Les Etats Unis (PUF)
1972 : Géographie Universelle (2 tomes) Livre du mois
1973 : Le Moyen  Orient (3 tomes) Mang
1975 : L'économie des Etats Unis (Masson). Livre du mois
1976 : La Géorgie méridionale et le Vieux Sud des Etats Unis (thèse)
1979 : Les grandes puissances (Nathan)
1980 : Géographie des Armements (Masson) Livre du mois
1981 : Histoire du Far West (Larousse  BD) 32 facsicules en coll.
1982 : La Terre et les hommes (Belin)
1984 : Des tensions et des armes (Publications de la Sorbonne)
1986 : Lexique de  Géographie Economique (en coll  Dalloz)
1988 : Lexique de Géopolitique (Dir. Dalloz)
1992 : Géopolitique de 1945 à nos jours (Sirrey)
1994 : La Patagonie (en coll. Autrement)
1995 : Los Frances en Argentina (en coll .Zago)
1996 : La dictature du rendement (Ellipses)
1997 : Dix mythes pour l'Amérique (Colin)
1999 : la démocratie américaine (Ellipses)
2001 : Géopolitique de l'Asie Pacifique (id)
2003 : Le Dialogue régional en Amérique Latine (Ellipses)
2005 : Les Etats Unis .Une histoire revisitée (La  Martinière-.Le Seuil)
2006 : "Dix morts en sursis" -Roman de Géopolitique fiction- Editions du Club Zero
2008 : Géopolitique du monde contemporain (en coll.) (Nathan)

2009 : Les sept défis capitaux du Nouvel Ordre Mondiale

2010 : Dictionnaire iconoclaste de l'immigration

2011 : Géopolitique et Francophonie

2012 : Louis XVII, La piste argentine

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17 mai 2010 1 17 /05 /mai /2010 13:57

http://www.rfi.fr/radiofr/images/102/Europe27_432.gifLe 1er janvier 1993, la Communauté économique européenne –la CEE des traités de Rome- devenait « Union européenne ». Elle ouvrait la possibilité d’une construction européenne qui ne réponde plus aux impératifs qu’avait été successivement la reconstruction d’après guerre et la défense du monde occidental dans la  confrontation bipolaire ; deux puissants ferments de la construction européenne. Quelle part l’Union européenne allait-elle donc prendre dans ce nouvel ordre mondial ? Quelle volonté y imprimerait-elle ? Dans un monde profondément changé après la dissolution du bloc soviétique, cette union des Européens porterait-elle la promesse d’une Europe enfin retrouvée ? Devait-elle épouser les dimensions du continent ou parachever l’Union par un surcroît d’intégration ? C’est dans ce contexte que la notion d’Europe-puissance a été développée, posée comme horizon des perspectives d’élargissement ou d’approfondissement et toujours invoquée comme leitmotiv à ce nouvel âge de la construction européenne.

Est-elle devenue une réalité ? L’Union européenne est-elle aujourd’hui une grande puissance dès lors qu’elle en manifeste l’ambition depuis près de vingt ans ? L’interrogation peut paraître paradoxale. Les agrégats de ses pays membres confortent l’Union européenne dans le classement de tête des puissances mondiales. La seule addition des PIB l’installe juste devant les Etats-Unis et encore loin devant la Chine et le Japon, à la toute première place des puissances économiques.

Pour autant, l’addition des puissances fait-elle une puissance et qui plus est une grande puissance ? Si l’on retient la définition de la puissance que proposait Raymond Aron, sa réalité est à mesurer d’une toute autre manière, plus subjective. « J’appelle puissance sur la scène internationale la capacité d’une unité politique d’imposer sa volonté aux autres unités. En bref, la puissance politique n’est pas un absolu mais une relation humaine » précisait-il dans Paix et guerre entre les nations1. Cette définition questionne sur deux autres aspects : l’UE forme-t-elle une unité politique ? L’UE exprime-t-elle une volonté politique ? 

Pour Raymond Aron, une unité politique était nécessairement une entité  souveraine, un Etat en somme. Plus de cinquante après les traités de Rome, la construction européenne n’est pas parvenue à constituer une telle entité. Aucun consensus ne s’est d’ailleurs clairement formé autour d’un tel projet. Par beaucoup d’aspects, l’Union européenne ressemble toujours à une organisation internationale ; ce qu’elle est en substance. Si elle a atteint un degré supérieur dans l’évolution des organisations internationales qui la distingue de toutes les autres, elle n’a jamais franchi l’étape clef de transformation d’une organisation en Etat. Une telle étape serait-elle d’ailleurs réalisable ? Il n’existe aucune expérience politique semblable. Ne forme-t-elle pas pour autant une forme d’unité ? 

L’ensemble que l’Union agrège est considérable. L’Europe concentre une multitude de richesses et d’atouts qui font d’elle un pôle mondial incontournable. Depuis près de cinq siècles, elle s’est installée au cœur de l’économie-monde et a su développer une organisation politique efficace et stable autour d’Etats modernes. La dynamique que Fernand Braudel2 ou Norbert Elias3 ont perçu, très tôt dans le dernier millénaire, constituent des avantages historiques toujours très profitables. Ils se traduisent par un niveau d’équipement relativement inégalé, par la toute première agrégation de richesses au monde. L’addition des forces présente la puissance de l’Union européenne sous un jour enviable.

Avec un produit intérieur brut de plus de 17000 milliards de dollars4, l’Union européenne surclasse les Etats-Unis5 et concentre près de 30% du PIB mondial6. Première puissance importatrice depuis 20087, elle se maintient également au premier rang des exportations et, hors échanges intracommunautaires, avec une part de plus de 15% des exportations mondiales8. Les Etats-Unis demeurent les premiers clients de l’Union loin devant la Russie et la Chine mais, depuis 2006, la Chine est devenue le principal fournisseur des Européens devant les Etats-Unis dont la part décroit lentement et devant la Russie et la Norvège qui profitent des échanges d’hydrocarbures. L’Union européenne est aussi une zone privilégiée par les investissements directs à l’étranger (IDE) avec 55% des capitaux entrant9.

Dans les trois secteurs conventionnels, agricole, industriel et de service, l’Union occupe les premières places mondiales. Le soutien d’une politique agricole commune lui permet d’être devenue le premier exportateur agricole et agro-alimentaire. Près de la moitié de la surface du territoire des 27 est cultivée, soit 190 millions d’hectares. L’Union est également plus industrialisée que ne le sont les Etats-Unis avec des positions fortes dans l’automobile, où elle est certes fortement rattrapée par la Chine qui profite de la crise du secteur depuis 2008, et l’aéronautique où la concurrence américaine, soutenue notamment par le budget militaire fédéral et une devise plus faible, est très vive. Les services, enfin, représentent un autre point fort de l’économie européenne qui a su conforter ses positions dans ce secteur d’activités. C’est tout particulièrement le cas du tourisme qui fait de l’Union européenne la première destination au monde avec des pays de prédilection que sont respectivement la France, l’Espagne, l’Italie et le Royaume-Uni. C’est aussi le cas des services financiers portés par la capitalisation boursière des places européennes et le nombre de banques européennes parmi les plus grandes institutions mondiales. Cette position est d’autant plus appréciable que les services ont pris une part croissante dans le commerce international, tout particulièrement dans celui de l’UE, et qu’ils représentent près de deux emplois sur trois en Europe.

En outre, les investissements importants dans la qualité de vie de la population qu’il s’agisse de la santé ou de l’éducation offre à l’Union européenne la capacité de tenir la course internationale dans laquelle elle est engagée aux côté des autres puissances mondiales, émergentes ou non. Son patrimoine culturel et scientifique, la diffusion outre-mer d’au moins quatre de ses langues – anglais, espagnol, français et portugais – lui assure un rayonnement mondial et une position d’avance dans les économies du savoir où contenus et connaissances sont l’enjeu des échanges. Par ailleurs, l’ancienneté des liens diplomatiques des pays européens avec la plupart des Etats du monde, leur participation à de très nombreuses enceintes multilatérales sont autant de relais et forment un maillage d’une densité exceptionnelle.

Bien sûr, une telle position peut paraître moins solide quand on prend en considération les faiblesses du continent. La démographie est l’une des principales. L’Europe continentale n’a cessé de voir sa part dans la population mondiale se réduire. En 1950, avec 544 millions d’habitants, elle en représentait 21,6%, puis 11,3% en 2005 avec 730 millions d’habitants et autour de 9%, demain en 2025, avec une première baisse de population estimée à 720 millions d’habitants. La part déclinante de l’Europe dans la population mondiale ne cessera de se réduire d’ici à 2050. Néanmoins avec 500 millions d’habitants, la seule Union européenne se situe au troisième rang des « puissances » les plus peuplées, derrière la Chine et l’Inde. Plus grave, de nombreux pays européens connaissent des taux de fécondité souvent inférieurs à moins de 1,5 enfant par femme. Cette chute affecte la plupart d’entre eux à un point tel que les populations de pays comme l’Italie ou l’Allemagne seront réduites de plusieurs millions d’habitants au cours des prochaines décennies. Si la France, le Royaume-Uni, l’Irlande et quelques pays scandinaves ont des perspectives d’accroissement naturel jusqu’en 2050, aucun d’entre eux n’assure pour autant le renouvellement des générations.

L’emploi est, depuis plus de trente ans, une autre faiblesse européenne qui concourt à l’appauvrissement d’une part grandissante de sa population et à la mise en cause du modèle de société européenne fondé sur le travail, sa contribution fiscale et un niveau élevé de protection sociale. L’approvisionnement énergétique est également depuis trente ans une faiblesse récurrente et marque un risque de dépendance extérieure croissant pour l’économie européenne. En trois décennies, démographie et emploi déclinants ainsi qu’une forte dépendance énergétique ont accompagné l’Europe dans une croissance faible relativement à celles des Etats-Unis ou des puissances émergentes.

C’est autour de ces forces et de ces faiblesses que le défi de l’Europe-puissance a pris corps. Depuis la guerre froide, dans le choc des puissances américaines et soviétiques, les Etats européens étaient apparus écrasés, « petits ». Ils paraissaient l’être davantage dans un monde plus ouvert et peut-être même étaient-ils inadaptés au nouvel ordre mondial ? Dans ce contexte, l’intégration croissante des économies a été présentée comme le meilleur moyen pour valoriser les forces et relativiser les faiblesses de l’ensemble et, par delà, constituer une unité à la mesure du monde, à force de convergences. C’est au moins la direction prise dans les années 80 par les dix puis douze pays européens dans la ligne des recommandations du Livre blanc proposé par Jacques Delors en 1985 aux pays membres. 

Cependant, au regard des progrès de l’intégration européenne des vingt dernières années, l’analyse des capacités de l’Union à développer en retour la puissance européenne est souvent sévère. En 2006, Philippe Aghion, Élie Cohen et Jean Pisani-Ferry, auteurs d’un rapport du Conseil d’Analyse Economique10 constatent que « L’Europe économique déçoit. De la relance du marché unique, il y a vingt ans, jusqu’à celle de l’agenda de Lisbonne, au début de cette année, Commission et Conseil européen n’ont cessé de promettre que l’intégration et les réformes viendraient à bout de la langueur économique du continent. C’est au nom de la croissance que l’achèvement du marché intérieur a été entrepris au milieu des années quatre-vingt. C’est parce que la stabilité monétaire allait créer les conditions de cette croissance que dans les années quatre-vingt-dix, les Européens ont consenti aux sacrifices préalables à la mise en place de l’euro. C’est, à nouveau, pour la stimuler que les chefs d’Etat européens ont, en 2000, adopté le programme de Lisbonne, et c’est en réaction à l’absence de résultats qu’ils sont, en 2005, convenus de le relancer. […] Il y a vingt ans, l’Union européenne était économiquement fragmentée par les barrières aux échanges, les frontières monétaires, la disparité des politiques économiques. Elle constitue aujourd’hui un espace considérablement plus intégré et plus propice tant au développement économique qu’à la conduite de politiques communes ou coordonnées. Mais cette transformation n’a pas débouché sur une amélioration de la performance macroéconomique de l’Union. Au contraire, celle-ci a décliné de décennie en décennie, tant en termes absolus qu’en comparaison de celle des Etats-Unis. Les efforts consentis n’ont pas produit la croissance attendue, particulièrement dans la zone euro. »

En comparaison, les premiers temps de la construction européenne ont été plus féconds. Avec la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) et la communauté économique européenne (CEE), la puissance européenne a été recherchée et trouvée dans une volonté commune de redressement économique des pays membres. A cette époque, la construction européenne a assurément favorisé le développement des échanges intracommunautaires qui ont été presque décuplés depuis 1958 et a soutenu ainsi le rattrapage économique de la partie occidentale du continent vis-à-vis des Etats-Unis. La seconde étape de la construction européenne, engagée sur les fondements du Livre blanc, n’a, quant à elle, pas répondu aux faiblesses apparues et développées au cours des trois dernières décennies. « Depuis les années soixante-dix, le rattrapage du revenu par tête américain est enrayé. Depuis les années quatre-vingt-dix, le décrochage est patent. L’Union européenne ne doit la quasi-stabilité de son revenu par tête relatif qu’à la poursuite du rattrapage des économies initialement les plus en retard et à la brillante performance de quelques petits pays » poursuivent Aghion, Cohen et Pisani-Ferry. Ces trois décennies11, et principalement les deux dernières, sont pourtant celles du « plus d’Europe » qui s’est traduit par une intégration croissante, principalement engagée par l’Acte Unique européen de 1986 et le traité de Maastricht en 1992. Aurait-elle été contre productive ? C’est une thèse notamment défendue par l’économiste Charles Wyplosz12 qui s’interroge avec Olivier Blanchard sur la question d’un déclassement européen et les effets induits par une intégration qui déresponsabilise les Etats.

Paradoxalement, la voie intégrationniste qui a mené au marché unique à 27 et l’adoption de l’Euro par 16 d’entre eux a été un facteur d’unité mais elle n’a pas apporté le surcroît de puissance espéré en retour. Cette situation fait de la puissance européenne une réalité toujours plus discutée. Elle l’est d’autant plus que l’émergence et la concurrence de puissances économiques nouvelles font du maintien de l’Union en haut des classements un enjeu de premier plan. En outre, les piètres résultats de l’Union, ajoutés aux efforts importants consentis par les populations européennes, ont nourri un euroscepticisme majoritaire qui s’est manifesté en 2005 par le refus du Traité constitutionnel dans les deux pays13 qui le soumettaient à referendum.  

En 2005, le constitutionalisme issu des travaux de la convention pour l’Europe apparaît comme une démarche palliative ; d’autant plus audacieuse, voire anachronique, qu’elle est entreprise au moment où les Européens s’étaient résolus à s’ouvrir aux anciens « pays de l’Est ». Bien sûr, l’élargissement de 2004 et 2007 n’est pas le premier que connaît l’organisation européenne. Après le Royaume-Uni, l’Irlande et le Danemark, la Grèce, le Portugal et l’Espagne puis la Suède, la Finlande et l’Autriche14, la communauté était passée de 6 à 15 membres sans que ces nouvelles adhésions ne changent son fonctionnement institutionnel. Si le Royaume-Uni a pu paraître comme un « cheval de Troie » des Etats-Unis, il n’a en définitive nullement empêché la France, l’Allemagne et les pays du Benelux d’approfondir leurs politiques communes. En outre, c’est le propre d’une organisation internationale d’être ouverte et les traités européens ont toujours rappelé la possibilité d’adhésions nouvelles. Pour autant, en passant de 15 à 27 membres, l’Union s’engageait dans une révolution de son fonctionnement. Cet élargissement marque en effet une double rupture, géopolitique et institutionnelle, et une révolution importante dans l’appréhension des voies et moyens de la puissance européenne.

L’Union européenne prenait enfin la dimension du continent : elle devenait « l’Europe », comme elle y prétendait jusqu’alors, par abus de langage. Elle devenait la principale organisation européenne : l’AELE, une création concurrente, avait été progressivement agrégée, le Conseil de l’Europe se spécialisait dans la protection des droits de l’homme et, enfin, le pacte de Varsovie était dissout et il n’aurait pas été opportun qu’une autre organisation lui succède. L’Union européenne les a toutes supplantées. Mais surtout, qu’aurait été une demie Europe dans un monde unifié ? Fallait-il perpétuer l’antique partition du continent entre Occident et Orient ? Garder Rome et rejeter la Grèce ? Autrement dit, perpétuer la vision d’une Europe latine et atlantique et tourner le dos au reste du continent à l’heure où l’Asie s’éveille, où les Etats-Unis inscrivent leur relation avec la Chine au premier rang de leurs priorités, où le jeu de l’Europe ne peut donc plus seulement être occidental mais résolument équilibré entre les différentes parties du monde ? L’Union européenne se devait de relever le défi géopolitique posé par l’émancipation des anciennes démocraties populaires en 1989 et la dissolution de l’Union soviétique et du Pacte de Varsovie en 1991.

La perspective de former une Europe-puissance, non seulement économique mais aussi politique, exigeait de dépasser l’Union à 15 et de parvenir à une unité géopolitique ; ce qui fut fait. En 2004, dix pays dont huit d’Europe centrale et orientale ont rejoint l’Union européenne : Pologne, République Tchèque, Slovaquie, Slovénie, Hongrie, Lituanie, Lettonie, Estonie ainsi que Chypre et Malte. La Bulgarie et la Roumanie adhèrent à leur tour en 2007. Quinze ans ont toutefois été nécessaires pour saisir une occasion historique pour le continent européen. Entre temps, approfondissement et élargissement auront été longuement arbitrés en imposant des critères d’adhésion rigoureux. L’un et l’autre auront été successivement tentés en procédant d’abord à une intégration européenne cadencée par une série de traités importants : traités de Maastricht en 1992, d’Amsterdam en 1997, de Nice en 2001 et achevée par l’échec du traité constitutionnel en 2005, au moment où l’Union passait de 15 à 25.

En effet, le rejet du Traité constitutionnel par les Pays-Bas et la France est une première conséquence institutionnelle de l’élargissement. La défiance des opinions occidentales devient manifeste et les nouveaux Etats entrant s’opposent à de nouvelles pertes de souverainetés. Au final, le traité de Lisbonne, signé en 2007 et entré en vigueur au 1er décembre 2009, aura clos la vague d’approfondissement des compétences de l’Union en abandonnant la voix constitutionnelle et en ne prévoyant pas de clause de rendez-vous pour de nouvelles négociations. Lisbonne enregistre les premiers effets de l’élargissement de l’Union à 25 puis à 27 : difficulté de prolonger l’intégration au risque de diviser le continent mais volonté réaffirmée des pays membres de participer à une Europe unie et organisée.

Pour parvenir à cette unité continentale, elle est donc contrainte à plus de souplesse, à moins d’unicité et de rester longtemps, peut-être toujours, une organisation internationale. Les tenants de l’expérience politique d’une intégration qui réussirait à transformer une organisation internationale en Etat en seront pour leur peine mais les promoteurs d’une Europe unie apprécieront le résultat à l’aune de l’opportunité historique pour le continent à l’issue de la guerre froide. En unifiant le continent en 2004 et 2007, en développant un partenariat avec la Russie et l’Ukraine depuis 2003, les pays de l’Union européenne ont choisi de prendre place sur la scène des puissances eurasiatiques. Ce choix tardif mais réel en faveur de l’union du continent provoque davantage qu’un simple changement de dimension géographique. Il oblige à une nouvelle appréhension de la puissance européenne qui ne passe plus nécessairement pas des institutions plus intégrées ni peut-être même par la seule Union européenne. Cette dernière a-t-elle cependant pris toute la mesure de sa nouvelle personnalité, des implications dans son organisation ? Et les Européens perçoivent-ils les nouveaux contours de la puissance européenne et les nouveaux moyens d’expression d’une volonté commune ? 

Après l’élargissement, l’Europe-puissance prend un nouveau sens. L’Union à 27 donne une nouvelle mesure à l’objectif d’atteindre la « bonne échelle » qui a présidé à la construction d’une Europe capable de jouer à taille égale dans le concert des puissances mondiales. Mais, la nouvelle mesure est géographique et moins institutionnelle. La bonne échelle est désormais plus continentale et moins supranationale.

Pour autant, l’élargissement agrandit l’Union mais ne la borne pas. La Croatie, la Serbie et la Turquie négocient actuellement leur possible adhésion. L’Ukraine, la Biélorussie, l’Arménie, la Géorgie et l’ensemble des républiques issues de l’ex-Yougoslavie ont également une certaine légitimité à la rejoindre. D’autres envisagent encore une intégration de tous les pays du bassin méditerranéen. Les limites géographiques conventionnelles de l’Europe ne sont pas communément admises comme « frontières naturelles » de l’Union. L’Union-organisation envisage les pays tiers moins comme étrangers que comme possibles nouveaux adhérents. Pour l’organisation internationale, le tiers n’a pas d’existence en dehors de cette perspective. Il en découle une réelle incertitude de ses contours territoriaux et une incapacité à définir clairement une altérité et donc une politique extérieure de puissance.

L’action extérieure de l’Union existe pourtant. Elle a même été renforcée au fil des traités et confirmée par le traité de Lisbonne. Elle ne comprend plus seulement les aspects externes de politiques communautaires telles que la politique agricole, la politique de l’environnement ou la politique commerciale mais un champ plus large avec la coopération, le développement, l’aide humanitaire, la promotion des droits de l’homme, la politique de voisinage en direction des pays du pourtour méditerranéen et des nouveaux Etats indépendants. Avec le traité de Maastricht en 1992, la nouvelle Union européenne a, en outre, développé une politique européenne et de sécurité commune (PESC), complétée d’une politique européenne de sécurité et de défense (PESD) par le Conseil européen de Cologne en 1999.  Mais il est difficile d’élaborer une stratégie de défense européenne sans en connaître le cadre géographique. La politique de voisinage, quant à elle, pourrait marquer un premier effort dans ce sens mais en y intégrant des pays par ailleurs candidats, l’union tend davantage à organiser son environnement international par paliers et diriger ainsi les pays qui s’en approchent vers l’intégration.

L’élargissement ne répond donc pas directement à la difficulté de l’Union d’exprimer une volonté de puissance. Au contraire, il semble en compliquer l’exercice. Les mécanismes de prise de décision qu’ils soient à la majorité qualifiée dans le cas des compétences communes ou à l’unanimité pour la coopération intergouvernementale, nécessitent des négociations en amont où les rapports de puissances ont toute leur place. Cette caractéristique est souvent avancée pour expliquer que l’Europe ne se manifeste pas davantage sur des enjeux internationaux de premiers plans. En réalité, le « couple » franco-allemand ne suffit plus à emporter la décision dans une Europe élargie. L’Union à 27, quel que soit le mécanisme de décision, nécessite aujourd’hui un équilibre interne plus ouvert aux autres puissances, Pologne, Royaume-Uni, Espagne, Italie, voire à un plus grand nombre de plus petites puissances.

Pour répondre aux manques de volonté commune qui paraît découler de cet équilibre incertain, l’intégration communautaire reste la réponse systématique de l’organisation, en dépit de la nouvelle donne de l’élargissement. La puissance de l’UE se porte toujours vers ses pays membres sans vraie prise en compte des enjeux extérieurs. Comme une organisation internationale classique, elle privilégie les parties et néglige les tiers. Comme une organisation singulière, elle tend à affirmer d’abord sa puissance publique au détriment de sa puissance internationale. Ainsi, dans le domaine stratégique de l’énergie, le principe de libre concurrence, inscrit dans le droit de base de l’Union, s’est appliqué avec rigueur. Les directives énergie ont obligé la séparation et le démantèlement des grandes entreprises électriques et gazières alors même qu’on assiste, en dehors de l’Union, à de vastes concentrations, à l’exemple de Gazprom en Russie. Cette logique interne valorise la puissance de l’organisation à l’intérieur mais est réductrice de la puissance européenne à l’extérieur. Elle pousse dans d’autres domaines à revendiquer un siège au conseil de sécurité des Nations unies en lieu et place de deux (France et Royaume-Uni) ou à envisager de réduire la représentation des Européens au sein du G20. A quoi servirait un siège européen unique qui exige la concertation de 27 Etats alors que, dans la situation actuelle au conseil de sécurité, l’expression européenne repose sur la bonne entente et la médiation de deux membres permanents ? L’organisation « Union européenne » ne peut devenir une puissance au détriment de celles qui la composent. Une telle stratégie de parasitage serait contre productive et fatale. De même, on imagine mal comment le passage à un vote majoritaire pourrait imposer une position et une action commune aux 27 membres dès lors qu’un clivage profond apparaîtrait. Il risquerait, au contraire, d’entraîner une remise en cause des procédures de concertation. Le désaccord de 2003 autour de l’intervention armée des Etats-Unis en Irak aurait été bien plus périlleux pour l’avenir de l’Union si la décision avait été soumise à un mécanisme plus contraignant. 

Bien sûr, la personnalité juridique dont elle dispose lui permet d’en imposer aux pays membres15. Mais en associant 27 Etats, parmi lesquels un grand nombre des principales puissances mondiales, l’Union européenne dispose désormais d’une personnalité politique - l’Europe - qui devrait lui donner les moyens d’exister plus largement et d’agir vers le reste du monde, à condition de réformer son acception de la puissance. Elle concentre une position mondiale incontournable et forme, à défaut d’un Etat, une unité de civilisation qui soude ses participants autour d’un passé, de valeurs et de grands intérêts communs. Pourtant, l’extension du principe communautaire a surtout assujetti un nombre grandissant de compétences européennes à des procédures lourdes et complexes. Et l’effort de convergence n’a aboutit qu’à une volonté européenne assez limitée. Enferrés dans les procédures et les enjeux internes, les Européens n’ont exprimé de volonté qu’à l’égard d’eux-mêmes et trop peu en direction du monde. Si bien qu’après de premières décennies prometteuses, les années 1990 et 2000 ont donné matière et argument à un discours relativiste, voire « décliniste », sur la puissance européenne et, pour le moins, à un scepticisme grandissant. Bien sûr, la propension des Etats-Unis à jouer seuls sur la scène internationale après les attentats de 2001 et surtout l’émergence fulgurante de la Chine ont contribué à relativiser le poids de l’Europe dans le monde et ont pu nourrir de tels sentiments. Mais la promesse des traités d’aboutir à Union européenne-puissance n’a pas été tenue. La puissance européenne, si elle demeure l’objectif principal, est à rechercher ailleurs et à promouvoir différemment.

Les grands événements internationaux récents et les urgences qu’ils suscitent ont découvert de nouveaux modes de fonctionnement. Quand l’Union européenne semble empêtrée dans le jeu international où cohabitent de grandes puissances souveraines, les puissances européennes apparaissent plus mobiles et réactives. La crise géorgienne de l’été 2008, la gestion de la crise financière ou de la dette grecque ont clairement exposé cette réalité. L’Europe a-t-elle perdue à cette concertation intergouvernementale ? Au contraire, l’unité institutionnelle est confortée par l’affirmation hiérarchique du Conseil européen sur la Commission et une volonté européenne univoque s’est exprimée à chacune de ces occasions. Les puissances européennes sont désormais conscientes de leurs intérêts mutuels. Leur ancienne concurrence s’estompe ou se relativise dans un monde où d’autres concurrences s’affirment. 
 

En définitive, il ne suffit pas à l’Europe de cumuler des critères objectifs de puissance, il faut les faire donner ; sans quoi la puissance n’est rien. Après l’élargissement, l’Europe-puissance ne peut plus être réduite à la seule Europe-organisation qu’est l’Union européenne. L’Europe-puissance ne signifie d’ailleurs pas que l’Union européenne devienne une grande puissance en tant que telle mais que l’Europe demeure et s’affirme comme un des tous premiers pôles de puissances. Au début du XXIe siècle, la concurrence des puissances européennes a changé de nature. Le temps n’est plus à leur dispersion et à leur concurrence dans les quatre parties du monde comme à l’âge des empires coloniaux. Elles ne s’entravent plus les unes les autres mais sont mobilisées par des concurrences extérieures bien plus fortes qui s’imposent à elles. Elles forment un véritable pôle de puissances. L’Europe-puissance n’est pas seulement une agrégation mais bien davantage un réseau de puissances. Ainsi, l’union des Européens est progressivement devenue un intérêt commun et n’est donc plus nécessairement soumise à une intégration institutionnelle. Les Européens perdraient beaucoup de temps, d’énergie et d’efficacité à méconnaître cette réalité et à s’évertuer à échafauder une puissance unique.

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