1) De l’analyse géopolitique :
La géopolitique, analyse des interactions entre le pouvoir politique et ses structures d’une part, l’espace stricto sensu d’autre part, tente de relier les principaux facteurs dynamiques rendant compte de l’organisation dudit espace. Elle permet ainsi de passer en revue les principaux paramètres, les variables, les facteurs d’évolution que l’on estime importants, sinon incontournables, quant à leur action sur la dynamique d’un milieu géographique proprement dit et sur l’évolution de ce dernier à court et à moyen terme.
Pour tenter d‘analyser ces paramètres, il est absolument fondamental d’éviter l’approche strictement « journalistique », de s’éloigner de « l’actualité actualisante », de se garder de la prime systématique accordée aux données conjoncturelles. Constat particulièrement important, aujourd’hui, dans le cas de la Tunisie, quelques mois à peine après les évènements révolutionnaires qui ont entrainé la chute du régime de Ben Ali.
Ces paramètres géopolitiques sont regroupés, parfois arbitrairement, en « tendances lourdes » et en « variables (ou incertitudes) contemporaines ». Les premières expriment des situations ou des évolutions analysées sur longue période : données géographiques, (position, situation, gabarit orographique, caractères biogéographiques, ressources énergétiques, matières premières...) ; héritage de l’Histoire, (peuplement, civilisations, langues, culture, religions etc...) Les variables (ou incertitudes) correspondent à des facteurs ponctuels, localisés dans le temps (coups d’Etat, conflit ouvert, nouvelle politique démographique ou économique, crises institutionnelles, etc...) des variables qui peuvent toutefois s’avérer à moyen terme plus importantes que certaines tendances lourdes quant à la mise en lumière et la détermination des « risques géopolitiques » susceptibles d ‘affecter le milieu considéré.
Par essence, appliquée à la Tunisie comme à n’importe quel autre Etat du globe, cette approche géopolitique ne peut prétendre, ni à l’objectivité, ni à l’exhaustivité, ni à la rigueur des sciences dites exactes. Plus modestement, elle s’efforcera d’esquisser, dans leurs grandes lignes, les tendances lourdes qui la concerne, parfois depuis des siècles, et les variables contemporaines, la plus récente (les évènements du début de l’année et la chute du régime Ben Ali) étant loin d’être ,tant s’en faut, la plus insignifiante !
2) Quid des tendances lourdes ?
Elles semblent pouvoir reposer sur trois constats élémentaires :
- La Tunisie est une « ile », ou plutôt une « presqu’île », riveraine de la Méditerranée au Nord et à l’Est et des solitudes désertiques sahariennes au Sud, et adossée aux contreforts montagneux du Haut Tell vers l’Occident.
- La Tunisie est un carrefour d’une valeur géopolitique exceptionnelle, un carrefour que maints experts évoquent en décrivant la triple influence des facteurs venus de l’Est, du Sud et du Nord, à savoir celle de l’Orient arabe, celle de l’Afrique et celle du monde méditerranéen stricto sensu. J’aurai tendance à y ajouter une quatrième influence, celle de l’Europe de la colonisation, que l’on confond trop souvent, nous semble t il, avec la précédente.
- La Tunisie, enfin, a longuement baigné dans l’atmosphère des pays dits « sous développés », les pays du Tiers Monde et leur cortège impressionnant de difficultés économiques, démographiques ou sociétales.
A) la Tunisie, une « presqu’île » !
Comparaison n’est certes pas raison ! Chacun sait qu’il y a plus d‘un siècle, en Sorbonne, le grand Jules Michelet commençait son cours magistral consacré à la Grande Bretagne en déclarant : « Messieurs, l’Angleterre est une île. Je vous remercie de votre attention. Le cours est terminé ! » Et de mimer une (fausse) sortie !
On pourrait appliquer sans trop d’exagération la formule à la Tunisie : la « Tunisie est une presqu’île » ! Un simple coup d’oeil sur la carte et sur les données orographiques montre qu’elle s’étire au Nord Est de la dorsale maghrébine (« Maghreb-al-Aksa », le pays du soleil couchant, pour les civilisations arabes). Et cette position géographique souligne d’emblée l’heureuse rencontre, séculaire, de tout un cortège de facteurs géopolitiques positifs.
Parmi les facteurs strictement géographiques qui ont pu faire écrire que « Dame Nature, en bonne fée, s’était longuement penchée sur le berceau de la Tunisie », on peut rappeler que le pays est situé quasiment à l’équidistance des extrémités occidentale (Gibraltar) et orientales (les Echelles du Levant) de Mare Nostrum, face à la botte italienne. Cette situation médiane s’accompagne de données orographiques très favorables : la Tunisie, à l’Est du Haut Tell, c’est avant tout des horizons de plaines largement ouverts sur le littoral, et donc très propices à l’implantation humaine, aux activités agraires, au commerce maritime et, eu égard au contexte climatique, à l’essor spectaculaire du tourisme (plus de 8 millions de touristes, en moyenne annuelle, au cours de cette dernière décennie!) En revanche, en matière de ressources énergétiques, le sous sol tunisien fait pâle figure (nonobstant l’importance du secteur des phosphates) en comparaison avec ses voisins algérien et libyen en matière d ‘hydrocarbures.
B) La Tunisie, un carrefour :
On peut certes considérer, surtout lorsqu’on les compare avec ceux qui caractérisent sa voisine algérienne, voire le Royaume du Maroc, que ses liens avec le Sud, via les solitudes désertiques du grand Erg, sont indéniablement ténus. En revanche, sous la double influence de sa position littorale et de son ouverture vers l’Est, la Tunisie a connu une histoire particulièrement originale. Son identité nationale repose notamment, très largement, sur un héritage antique directement lié à son passé carthaginois. La Tunisie, c’est d’abord Carthage, l’épopée du VIeme siècle avant notre ère, Hamilcar et Hanibal, l’âge d’or du phénicisme. Au point que de nombreux observateurs étrangers se sont plus à évoquer ces toutes dernières décennies, en commentant l’essor économique du pays, une "Nouvelle Carthage"
Un phénicisme d’autant plus paradoxal, à première vue, que contrairement à leurs proches voisins du Maghreb central et occidental, les populations tunisiennes originellement berbères on été profondément arabisées durant l’occupation ottomane.
Les Califes ont dominé Tunis du XVIeme au XIXeme siècle. Et il faudra attendre la seconde moitié de ce dernier pour voir s’instaurer, après une âpre rivalité avec Rome, le protectorat français sur le pays. Paris contrôlait ainsi un passage stratégique de premier ordre entre les deux bassins de la Méditerranée, une positon qui rend compte aussi de l’occupation du territoire par l’armée du IIIème Reich, entre 1942 et 1943, et du retour du protectorat français jusqu’à l’autonomie (1954) puis l’indépendance, reconnue en1956.
C’est cette relation « privilégiée » qui explique aussi, en grande partie, l’occidentalisation du pays prônée par le régime laïque de Bourguiba bien que, simultanément, (nouvelle preuve indirecte du poids de cette situation de carrefour) Tunis soit toujours restée solidaire du monde arabe, comme l’a montré naguère, et c’était plus qu’un simple symbole, l‘installation du siège de l’Organisation de Libération de la Palestine en Tunisie ou le refus de l’Etat de se rallier à l’intervention occidentale (« gérée » par les Etats-Unis) lors de la Guerre du Golfe.
La proximité de la Libye, en revanche, n’a pas toujours été caractérisée, c’est le moins que l’on puisse écrire, par la sérénité. Le Colonel Khadafi tenta même de réunifier Tunisie et Libye en 1974. Son échec confirma à l’époque la suspicion que Tunis nourrit depuis des lustres à l’égard du panarabisme On voit cruellement aujourd’hui (tendance lourde ou variable ?) l’ampleur des effets collatéraux des évènements qui agitent depuis plusieurs mois, simultanément, les deux puissances voisines.
C) La Tunisie a longtemps baigné dans l’atmosphère des « pays en voie de développement »
Que l’on soit partisan de la théorie du « sous développement » perçu comme un retard ou de l’école considérant ce concept comme un état spécifique, aux causes et aux facteurs multiples, le constat était patent : la Tunisie, jusqu’à l’aube de la génération adulte actuelle,» présentait en la matière maints caractères « classiques » applicables à l’ensemble du monde en développement : milieu marqué par la sous nutrition u la malnutrition, (au cœur du monde rural), maladies endémiques ; comportements démographiques illustrés par des taux de natalité élevés, une espérance de vie médiocre, des taux de mortalité infantile dramatiques. Au plan des activités économiques, on l’a vu, en dépit de l’ancienneté des traditions mercantiles et du relatif dynamisme de ses ports, la Tunisie restait fortement marquée par la prépondérance des activités agraires, reposant sur la cohabitation de structures ancestrales et des zestes d’économie latifundiaire issue de la colonisation. Bref, une situation qui, bien que nettement moins grave que celle de la plupart des nations du continent, et notamment des horizons subsahariens, ancrait la Tunisie dans le ventre mou de la hiérarchie officielle des nations du globe.
Cet état de fait a très sensiblement changé au cours des derniers lustres, et singulièrement au cours des deux dernières décennies. Nous touchons ici du doigt, parallèlement à la pérennisation de quelques sérieux défis, difficilement niables et, avec Ben Ali, à l’instauration d’un népotisme clanique confinant à la caricature, l’impact positif de certaines variables contemporaines.
3) Les variables contemporaines ; de quelques défis majeurs.
Froidement observés sur la dernière période décennale, les chiffres relatifs aux données économique et démographiques convergent pour souligner un fait patent : au lendemain de la célébration du cinquantenaire de son indépendance, le pays était désormais entré de plein pied dans l’univers des nations modernes. Le régime néo Destourien s’était d’abord astreint, non sans succès, à préserver, voire à développer les atouts de la géographie et les acquis de son histoire. Les grands principes démocratiques, initiés dès …1920, avec la création du Destour, puis, en 1934 ,celle du Néo Destour, ont été officialisées et systématiquement réaffirmés. La « Nouvelle Carthage », c’est en théorie le combat sans relâche du sectarisme, des extrémismes et de l’islamisme radical. Ce n’est pas par hasard qu’en ce domaine, par exemple, c’est à Tunis que se réunit en 1998, le Conseil des Ministres du Monde arabe signant le premier accord de coopération antiterroriste et préparant la première convention arabe de lutte contre le terrorisme. : « Un fléau totalement contraire à l’Islam, qui est une religion qui respecte la dignité et la stabilité de l’Homme alors que le terrorisme est un phénomène international menaçant sa vie et sa sécurité » (fin de citation)
Au plan économique, la dernière décennie a révélé un indéniable processus de ‘take off » Le PIB du pays frisait les 100 milliards de dollars contre moins de 50 en 1997 ! Sa croissance moyenne décennale, jusqu’en Décembre 2010,s’élevait à plus de 7% l’an .L’Indice de Développement Humain (IDH) (0.769) plaçait la Tunisie aux tous premiers rangs des nations dites du Tiers Monde ; et l’on pouvait noter aussi que Tunis occupait la seconde place des nations du continent quant au nombre de femmes cadres supérieures ou que « le Parlement tunisien recensait davantage de femmes que son homologue français !
Trois points « noirs » dans ce contexte (mais tout est relatif à l’échelle de l’Afrique) : un taux de chômage relativement élevé, de l’ordre de 14% en moyenne décennale ; la persistance d’écarts importants entre les différentes strates de la société, comme en témoignaient les chiffres fournis par les statistiques officielles elles mêmes ; et les défis démographiques.
Rappelons en ce domaine l’explosion quantitative de la population au cours du dernier demi siècle et toute sa gamme de conséquences : ladite population a plus que triplé depuis l‘indépendance, franchissant i y a cinq ans le cap des 10 millions d’habitants ; une explosion qui a entrainé naguère un double processus :exode rural et expansion urbaine d’une part, essor de l’émigration d’autre part (plus d ‘un million de Tunisiens vivent aujourd’hui hors du pays, dont quelques 85% en Europe Occidentale)
Mais cette explosion démographique est progressivement relayée, depuis une quinzaine d’années, par les effets de ce que les spécialistes qualifient de « transition » : la femme tunisienne, qui avait en moyenne six enfants à l’aube de l’indépendance, en avait moins de trois dans les années quatre vingt dix et moins de deux aujourd’hui (taux moyen en 2009 : 1,7 enfant par foyer); parallèlement, le taux de mortalité infantile s’est effondré (moins de 2,3% en 2010) et l’espérance de vie dépasse aujourd’hui les 75 ans.
Au delà des problèmes engendrés par cette évolution démographique et par celle des activités économiques,, la variable contemporaine la plus importante nous parait indéniablement liée aux évènements du début de l‘année et à la chute du régime (et du « système ») il est naturellement trop tôt pour en tirer des conclusions géopolitiques sensu lato (ce qui n’exclut pas des analyses prospectives à l’horizon de la prochaine décennie. Cf. annexe) Mais le mode a découvert (ou a feint de découvrir) via la révolution tunisienne, la face cachée du processus de démocratisation instaurée par Ben Ali et son clan, le népotisme et la corruption …
Le clan Ben Ali a littéralement confisqué, des pans entiers de l’économie nationale, revivifiée et remodelée à l’heure de la mondialisation : la politique d’ouverture mise en route par le gouvernement entre 1996 et 2010 dans le contexte d’une reprise durable de la croissance économique, s’est surtout traduite par des faits confinant à la caricature : « le groupe constitué par les familles Ben Ali et Trabelsi ont entassé quelques 3,8 milliards d’euros via les les détournements, les spoliations et les intimidations ; 180 entreprises leur appartenaient. Le secteur bancaire leur octroyait des prêts sans intérêt ( J. Clemençot, Jeune Afrique, Février 2011). Et le Président de la Commission d’investigation sur les faits de corruption soulignait à la même date que « durant deux décennies, les membres de la famille présidentielle avaient tous les droits : autorisations indues, crédits sans garantie, marchés publics, terres domaniales etc ».
Au-delà des incertitudes engendrées par les corollaires de la révolution, la Tunisie, par son dynamisme récent, par son pragmatisme, par son souci séculaire de lutte contrer les fléaux endémiques qui alimentent cruellement la chronique quotidienne de la plupart des états du continent, peut jouer, à moyen terme, (une fois résorbées les séquelles directes des bouleversements engendrés par la chute de l’ancien régime, ) un rôle majeur dans le concert des nations du Proche Orient, de l’Afrique septentrionale et, last but not least, du bassin méditerranéen. Après tout, Tunis n’était elle pas à la pointe des initiatives sécrétées à cette échelle, au lendemain du sommet de Barcelone et de son ambitieux objectif : l’Euroméditerranée ?
Jacques Soppelsa
Président honoraire de l’Université de Paris I
Professeur de Géopolitique en Sorbonne et à l’Institut des Hautes Etudes Internationales