« End to the US crisis elusive », « la fin de la crise est-elle en vue? titrait tantôt l’ International Herald Tribune». Sommes-nous à la veille d’une crise mondiale de type 1929 ? Les spécialistes de « cataclysmisme » sont déjà hardiment à la manoeuvre.
A vrai dire, personne n’en sait rien et tous les scénarios sont concevables. Aussi bien, plutôt que de se livrer au jeu délicieux d’un prophétisme de cabaret mieux vaut d’essayer de comprendre ce qui s’est passé, non seulement ces derniers temps, mais bien des années plus tôt. Pour cela, il convient, comme au rugby, de revenir aux « fondamentaux », les principes de base qui régissent la vie économique.
I Une économie en surchauffe depuis longtemps
1°Qu’est-ce que l’économie ? Qu’est-ce qui fonde la monnaie : la confiance. La monnaie est fondée sur la confiance. Sans cela, elle s’effondre.
La crise actuelle est une crise de confiance dans la monnaie américaine, dans les banques américaines, dans le système financier américain et, au dernier degré, dans l’économie américaine. On peut, à la limite, imaginer que cette crise va se propager de secteurs en secteurs, du secteur monétaire et financier à l’économie toute entière. Auquel cas l’on pourrait effectivement concevoir un « melt down » , une implosion économique irréversible, l’économie américaine s’effondrant comme un château de cartes. On en est loin et ce scénario paraît bien peu plausible.
Par contre, ce qui paraît évident est que les Etats-Unis, et le reste du monde, vont entrer dans une période de « vaches maigres » sous l’effet de la fantastique bouffée d’inflation que ne vont pas manquer de déclencher les énormes fournées de crédits fédéraux –le fameux plan de sauvetage de 700 milliards de dollars- que Henry Paulson Jr, le Secrétaire d’Etat au Trésor américain, est en train de pelleter dans la chaudière infernale de la crise sous la pression de la nécessité.
2°La crise actuelle, c’est une banalité de le rappeler, est une crise de crédit. Mais que faut-il entendre par là ?
Que l’économie américaine, depuis au moins une dizaine d’années vit en état de surchauffe artificielle alimentée par un recours inconsidéré et constant aux crédits aux particuliers visant à soutenir à tout prix la consommation de ménages, gage de croissance et de prospérité.
Dernière trouvaille ingénieuse, au lieu de se fonder, comme il est de tradition, sur les revenus des ménages et de leur capacité de remboursement, ces prêts étaient désormais gagés sur la valeur, évaluée, de leurs avoirs immobiliers, en présumant, bien entendu, que cette valeur ne pouvait évoluer qu’à la hausse. Il était inconcevable que le marché puisse se retourner un jour. Or, il était pourtant évident qu’en cas de retournement, ce château de cartes ingénieux ne pouvait que s’effondrer, les emprunteurs, déconfits et sans ressources, n’étant plus capables d’assurer le remboursement de leurs emprunts.
Notons au passage qu’il est scandaleux que Greenspan, l’ancien président du Federal Reserve, vénéré comme une icône et un gourou infaillible dans la presse américaine pendant des années, ait benoîtement laissé s’édifier un tel échafaudage précaire sans intervenir le moins du monde en vertu de l’adage érigé à la hauteur d’un dogme que « le marché réglera tout cela ». Ce qu’il a fait, avec l’effondrement d’un système vermoulu dans ses profondeurs.
La meilleur preuve de ce dérèglement profond du fonctionnement de l’économie américaine est évidemment l’apparition depuis des années d’un énorme et croissant déficit commercial. Les bons apôtres de service n’ont pas manqué de considérer ce phénomène comme normal et même bénéfique pour les Etats-Unis, et le reste du monde. Les Etats-Unis avaient enfin découvert le secret « du déficit sans pleurs » (et de la croissance à perpétuité).
Autre indice qui ne trompait pas, la persistance d’une épargne négative des ménages américains lesquels alimentaient leur consommation depuis belle lurette par un endettement croissant. Là encore les experts ont longtemps écarté d’un revers de main les avertissements des Cassandre.
3°Cette surchauffe de l’économie américaine s’est traduit de période en période par l’apparition de « bulles spéculatives » à la fois cause et conséquence d’une intense spéculation boursière et financière. Le capitalisme américain, dans sa phase ultime de perversion, celle des dernières années, s’est détourné de sa véritable vocation, la création de valeur par le financement de l’entreprise, pour s’adonner avec frénésie à une sorte de nouvelle doctrine consistant à jouer sur les marchés financiers. Cette spéculation génératrice de gains financiers était, bien sûr, totalement déconnectée de l’économie réelle fondée sur la création de richesses, c’est à dire de biens et de services en termes réels.
C’est ainsi que dans les années 90 la spéculation boursière s’est portée dans un premier temps sur les actions de la haute technologie, nouvel Eldorado de la Bourse.
La bulle éclatée, la spéculation s’est orientée un nouveau marché infiniment plus prometteur, car quasiment extensible à l’infini. C’est celui des « subprimes credits », ces crédits immobiliers hypothécaires accordés à tire-larigot, à tour de bras, à des conditions imbattables, par des intermédiaires irresponsables et fort peu scrupuleux. Ces crédits étaient accordés à des emprunteurs crédules et consentants sans aucun examen de leur surface financière ni de leur capacité de remboursement. Il était convenu que les prix étaient, pour l’éternité, orientés à la hausse. En conséquence, les emprunts seraient automatiquement remboursés sans effort d’épargne par la simple hausse de la valeur de l’actif immobilier, un logement acheté à bon compte sans effort d’épargne. On retrouve ici le mécanisme pervers du « déficit sans pleurs » transposé à la hauteur des ménages américains cette fois.
4° Mais comment financer cette gigantesque masse de crédits hypothécaires que les banques américaines étaient bien incapable de porter seules, compte tenu de la faiblesse relative de leurs ressources en capital ?
Il faut bien voir que les principaux acteurs du financier américain ne sont plus les banques comme autrefois. Les nouveaux meneurs de jeu sont (ou étaient jusqu’à une date récente) les établissements financiers riches de titres, mais pauvres en capital (et en compétences), comme feu Lehmans Brothers ou Merrill Lynch, -ceux la mêmes qui sont aujourd’hui victimes de faillites en série.
Ces opérateurs, sans contact avec le public, avaient pour métier d’ acheter des titres aux banques (ou à d’autres intermédiaires) et de les revendre à des « investisseurs » en quête de placements « juteux » , c’est à dire de préférence sûrs et rentables, par exemple des fonds de pension (ayons ici une pensée émue pour les malheureux retraités américains ! ).
Mais quels étaient donc ces fameux titres, matière première de toutes ces transactions réputées sans risque mais sources de profits opulents? C’est ici qu’intervient une autre invention miraculeuse, la titrisation des crédits hypothécaires par les intermédiaires financiers.
Cette opération consistait à agglomérer les dits crédits, en des titres, obligations ou actions, comportant de bons risques, des risques douteux et de mauvais risques. Les titres ainsi confectionnés selon l’immortel principe de « un cheval, une alouette », étaient alors revendus, moyennant finance, à d’ autres intermédiaires financiers, lesquels les avalaient tout crus, n’ayant manifestement aucun moyen de vérifier la qualité de leur contenu. On reste d’ailleurs sidéré que des financiers aient été payés, et grassement, pour pratiquer un métier aussi stupide. Mais restait quand même pour les plus scrupuleux, le problème du risque de ces opérations.
II Le rôle de la « sorcellerie »financière
1° C’est là qu’un autre trait de génie est intervenu avec l’invention des fameux « produits dérivés », pur produit de l’alchimie financière de notre temps. De quoi s’agit-il ? Il s’agit de mécanismes financiers d’une complexité inouïe mis au point par les cerveaux féconds d’éminents ingénieurs spécialistes de la mathématique financière
L’idée était, en gros, d’éliminer le risque, le risque bancaire mais surtout le risque financier attaché à la « titrisation » Là encore, un temps d’explication s’impose. Comment parvenir à un tel résultat merveilleux ? En étalant, fragmentant, dispersant le risque attaché à un titre entre de multiples acteurs comme on disperse du café dans du lait, en espérant que cette opération suffirait à elle seule à réduire le risque résiduel à peu de chose. Mais en oubliant au passage que l’agglomération de ces risques multiples devait immanquablement se traduire par un risque global totalement incontrôlable. Car la titrisation était intervenue entre temps.
2° Auparavant, le banquier traditionnel accordait un crédit connu et identifié à un client, également connu et identifié. Avec la titrisation, ce lien relationnel était complètement rompu. L’intermédiaire financier achetait ces titres « chat en poche » sans avoir la moindre idée ni leur provenance, de leur contenu, ou de leur valeur. D’où la redoutable inconnue planant sur son bilan, dès lors que les emprunteurs d’origine sont entrés dans un processus de faillites en cascade. Ces dérivés, qui étaient supposés éliminer le risque, l’ont en fait rendu insurmontable. Beau résultat. Car il faudra sans doute des années pour démêler l’écheveau des opérations ainsi traitées et y voir enfin clair dans le bilan gangrené des intermédiaires financiers. Si on y parvient un jour.
3° Pour être complet et mieux comprendre la jungle des marchés financiers américains, il faut mentionner d’autres espèces curieuses que sont les « hedge funds » et des « junks bonds ». Junk bonds, le mot s’explique de lui-même. Ce sont des obligations de pacotille, d’une qualité douteuse et par conséquent surpayées par rapport aux prix du marché. Traitées avec suspicion à l’origine au départ, elles ont finalement été dotées d’une légitimité nouvelle en raison précisément de leur rendement supérieur. On retrouve ici le mépris du risque au profit de la rentabilité à tout prix. Les hedge funds se nourrissent largement de junk bonds en s’imaginant éliminer le risque massif grâce aux produits dérivés. On sait aujourd’hui ce qu’il faut en penser.
4°Et l’AIG, l’American International Group, la compagnie d’assurance géante, dans tout cela? C’était la cerise sur le gâteau, ou le sommet de la pyramide, l’établissement financier destiné à garantir qu’aucun sinistre de quelque importance ne risquerait de mettre en péril l’équilibre des établissements financiers , aux Etats-Unis comme dans le monde. Et cela avec un minimum de capital. A condition qu’il n’y ait pas de sinistres en cascade. Ce qui s’est malheureusement produit.
En résumé, toutes ces instruments et ces innovations financières, quelles que soient leur dénomination, avaient un trait en commun, permettre un recours massif et déréglé au crédit.
III Comment est-on arrivé à ce degré de confusion ? Faut-il incriminer la « greed », l’appât du gain, comme le font pieusement, et rétroactivement, les commentateurs de la presse ? Deux facteurs peuvent être mis en cause.
1°En fait, on se trouve en présence d’un choix, aussi ancien que le monde, entre le risque et le rendement, c’est à dire risquer gros, mais obtenir une rentabilité élevée, ou réduire l’ exposition au risque avec des gains plus réduits. Les « hedge funds « évoqués plus haut ont été créés exactement sur la base de ce principe.
Mais, en réalité, il faut aller plus loin et incriminer une doctrine du rendement maximum à tout prix et à court terme élevée à la hauteur d’un dogme voici plus d’une décennie. Née dans les conseils d’administration des entreprises et des banques où les actionnaires exigeaient toujours plus de dividendes tous les trimestres ou les semestres, cette mentalité collective a progressivement gagné et gangrené le marché financier tout entier.
2°En second lieu, il importe de mettre en cause l’aveuglement des marchés, et des responsables politiques, face au phénomène du cycle. Superbement analysée par Hansen, puis bien d’autres auteurs, cet enseignement rappelle que, comme le l’hiver vient après l’été et la nuit après le jour, les économies libérales connaissent une période de contraction ou de ralentissement succédant à l’expansion, de façon à corriger les excès et les dérives du marché.
Or, comme dans les périodes précédentes, les marchés ont cru, une fois de plus, découvrir le secret de la croissance perpétuelle. Quant aux politiques, ils ont voulu retarder à toute force le retour au ralentissement ou pire à la récession en laissant se développer de multiples expédients visant à une stimulation forcenée de la consommation des ménages par l’argent facile au risque de faire exploser la chaudière. Il est significatif à ce propos que la consommation ait progressé depuis une dizaine d’années à un rythme de 4% l’an pour atteindre 72% du PNB américain, un taux record. Mais, tôt ou tard, le cycle se venge. C’est ce qui vient de se produire. Comment s’en plaindre ?
Alors que va-t-il se passer ?
Deux conclusions s’imposent.
-En premier lieu, le monde va, bien sûr, s’en sortir. Mais au prix d’une cure d’amaigrissement qui sera beaucoup plus sévère et beaucoup plus longue qu’auparavant, à la mesure des excès commis. Les hommes devront emprunter, contraints et forcés, le chemin oublié de la rigueur, voire de l’abstinence. L’inflation ,et les impôts, y pourvoiront. On peut en être assuré.
-en second lieu, dans 10, 15 ou 20 ans, tout recommencera. Quand on aura oublié. Car c’est la nature humaine.
Voir Jacques Attali, le célèbre conseiller de François Mitterand, promu augure officiel par la grâce de Nicolas Sarkozy.
Après Fannie Mae et Freddie Mac, (on dirait des personnages de bandes dessinées), Lehman Brothers et Merrill Lynch et Bear Stearns, puis American International Group, à qui le tour ? La Barclays et Morgan Stanley sont encore debout, mais pour combien de temps s’interrogent les analystes ?
La conséquence de cette crise est que personne ne faisant plus confiance à personne , le crédit connaît un assèchement complet.
Pour revenir au troc comme aux temps de la préhistorique, un litre de whisky contre deux hamburgers ?
C’est, en grand, ce que le gouvernement français avait fait en petit pour sauver le Crédit Lyonnais de la déconfiture.
Cf op.cit, les conclusions du colloque du 29 mai. Rappelons que le Trésor américain vient de garantir la dette de Freddie et Fannie à hauteur de 5 200 milliards de US dollars (5,2 trillions dollars) après que le Federal Reserve ait accordé un prêt relais de 85 miliards à AIG pour la sauver d’une faillite imminente. A cela s’ajoute 50 milliards en faveur des SICAV monétaires en danger.. Or l’économie américaine toute entière s’élève à 13 000 milliards de dollars et il a fallu relever le plafond de la dette publique à 11 000 milliards. On constate que le transfert, en cours, de la dette privée à la dette publique atteint effectivement des sommets inquiétants et vertigineux « à l’italienne ». Il va falloir y faire face. C’est le contribuable américain qui viendra à la rescousse. Mais avec un impact majeur sur la consommation, le principal moteur de la croissance des dernières années, qui va connaître un ralentissement ou même un recul majeur. La récession tant redoutée est probablement au « au coin de la rue ».
La formule est de Jacques Rueff, l’auteur du célèbre, et méconnu, rapport Rueff-Armand dont le rapport Attali est la piteuse et grotesque caricature.
Les profits tirés de la seule activité financière ont atteint jusqu’à 28 % du total des profits des entreprise
Les bons apôtres n’ont pas manqué d’affirmer que ce processus était profondément moral en permettant à des ménages pauvres dépourvus de ressources d’ accéder quand même à la propriété immobilière. Ah quand même, quand la morale s’en mêle.
Et soumises à une règlementation relativement peu contraignante héritée de la crise de 1929. Le Glass-Steagall Act, garde fou pourtant utile, a été aboli par le Congrès voici quelques années.
Et dire que des bons esprits sont venus tout exprès des Etats-Unis pour nous inciter à faire de même en France !
A telle enseigne que les géniteurs de ces produits de haute technologie sont souvent incapables de reconnaître les traits de leurs propres enfants. Quant à leurs employeurs !
Les responsables de la Société générale se sont trouvés exactement devant le même choix avec l’affaire Kerviel. Voir sur ce point ma note du 28 février 2008.