Objet d’étude[1], réalité géopolitique[2], communauté de fait réunissant des pays utilisant, à titre divers, une langue commune, le français [3], la Francophonie continue de susciter débats et controverses[4].
Si l’institutionnalisation du fait francophone[5] allait dès le départ, « émaner de deux sources distinctes et recouvrir deux axes de préoccupations prioritaires[6] », les bouleversements culturels, économiques et politiques qui accompagnent la mondialisation impriment à cet ensemble géoculturel une évolution particulière : aux discours humanistes et tiers-mondistes d’antan, se substitue une conception politico-diplomatique de la francophonie. Cette évolution présente au moins l’avantage d’appréhender d’une façon dynamique un concept qui semblait, à bien des égards, ne recouvrir que des sens multiples, masquant de fait des incertitudes et des ambiguïtés difficiles à lever. En effet, pendant longtemps, la Francophonie a été perçue à travers les prismes déformants d’un vaste regroupement de pays visant à perpétuer des liens séculaires entre la France et ses anciennes possessions coloniales, au lieu d’apparaître comme « une conquête permanente par laquelle il convient d’assumer une identité, fondée sur l’indépendance et sur la solidarité, ainsi que sur le refus de l’alignement et du sous-développement ». Aujourd’hui, l’ensemble francophone a évolué, au point de cristalliser deux réalités différentes, mais complémentaires : dans son acception la plus large, la francophonie englobe l’ensemble des actions de promotion de la langue française et des valeurs qu’elle véhicule, sans considération des pays dans lesquels cela s’inscrit ; au sens politique et institutionnel, elle qualifie l’organisation internationale qui regroupe les 68 Etats et gouvernements[7] qui ont choisi d’adhérer à sa Charte[8] et qui ont en commun une triple diversité, spirituelle et mystique (le sentiment d’appartenir à une même communauté, cette solidarité qui naît du partage des valeurs communes aux divers individus et communautés francophones), géographique (l’ensemble des peuples, des hommes et femmes dont la langue, maternelle, officielle, courante ou administrative, est le français), politique (tous les types de régimes politiques, tous les niveaux de liberté). Plus qu’un mouvement linguistique, la francophonie circonscrit un espace géopolitique, une zone d’influence[9] dont le périmètre est à déterminer.
A – Le périmètre de la francophonie.
Organisation à vocation universelle, la Francophonie est, par nature, une communauté de fait ouverte sur le monde, ainsi que sur les peuples et les cultures qui la composent. Elle n’est pas une alliance interétatique, mais elle est appelée à jouer sur la scène internationale un rôle de puissance influence, susceptible de donner une forme et un contenu à son existence. Ensemble hétérogène et polymorphe, la Francophonie n’en a pas moins une identité, à la formation de laquelle participent la culture et la langue. Il n’est pas inutile de faire ressortir les fondements de cette identité [10] . Mais tout d’abord qu’est ce que l’identité francophone ? Qu’entend-on exactement par cette expression ? Cette identité a- t-elle une existence ? Est- t- elle constituée d’une foule d’éléments qui se limitent à l’histoire commune des pays membres, aux valeurs communes partagées, aux intérêts communs, au partage de la langue française, à une dynamique de l’action ? Quel est l’impact de la mondialisation sur elle ? Quels sont les leviers d’actions essentiels ? Quels sont les perspectives et les enjeux en cause ? Ce texte se veut un élément de réflexion, mais n’a pas la prétention à l’exhaustivité.
Une lecture attentive des thèses actuellement défendues par l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF), acteur important de l’adoption en 2005 par l’UNESCO de la « Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expression culturelles » permet d’affirmer que l’identité francophone est une réalité fuyante, qui ne peut être saisie qu’en termes de médiation, de défense de la diversité culturelle et de « dialogue des cultures » et civilisations. En effet, le projet politique porté par la Francophonie est celui de la pluralité[11] , qui a permis la globalisation d’une culture à dominante française. Aussi loin que porte notre regard, une première évidence frappe les yeux : la diversité culturelle caractérise la Francophonie. L’élan qui anime l’ensemble francophone est indissociable des questions que posent la présence de l’Autre et le jeu de la différence polysémique. Cette différence rompt l’uniformité.
Les distorsions économiques sont frappantes entre les pays, notamment africains parmi les moins avancés du monde (selon les standards de l’ONU) et les pays les pus riches de la planète (France, Québec, Belgique, Suisse). Les Etats francophones d’Afrique, d’Asie et d’Océanie réunissent près de 60% des langues de la planète[12]. A elle seule, la Francophonie océanienne rassemble 160 langues (dont le français) pour 450.000 habitants ![13] Ces constats témoignent d’une plus grande diversité. Cette diversité des situations aurait pu constituer une faiblesse pour la Francophonie. Mais, au contraire, cette diversité peut s’analyser comme une force dans la mesure où elle figure la pluralité du monde[14]. Dans nombre de pays, le français est langue officielle sans être la langue maternelle. C’est le cas de plusieurs pays d’Afrique subsaharienne (Sénégal, Mali, Guinée, Burkina Faso, Bénin, Côte – d’Ivoire, Togo, Niger,…). L’identité francophone est vécue comme un atout supplémentaire, une identité s’ajoutant à l’identité nationale. Ces pays sont membres de l’OIF qui, souvent, intervient, pour leur apporter de l’aide.
Dans d’autres pays, le français n’est pas la langue officielle mais est enseigné comme première langue étrangère et peut, parfois, être langue de travail pour une partie de la population (cas de l’Algérie, de la Mauritanie, du Maroc, de la Tunisie, du Liban). La plupart de ceux-ci sont membres de l’OIF, mais pas tous (l’Algérie par exemple). On peut avancer l’idée que dans ces pays, l’identité francophone est supplantée par l’identité nationale. Il ya aussi une catégorie de pays comprenant peu de locuteurs francophones, mais qui sont, à des titres divers, membres de l’OIF tels que l’Egypte, le Vietnam, le Cambodge, le Laos, la Roumanie, la Bulgarie, la Moldavie, l’Albanie,… Ici, l’identité francophone est sans conteste marginale, voire résiduelle, l’identité liée à la culture nationale étant plus marquée[15] . Reste le cas des personnes qui, hors des catégories précédentes, parlent le français, quand bien même elles éprouvent des difficultés à le faire dans leur environnement proche et qui, pour des raisons culturelles, historiques, voire familiales, souhaitent conserver la langue et la culture françaises. Dans ce cas de figure, ce sont des individus très attachés à la culture française, mais qui connaissent peu ou prou l’OIF. Leur identité francophone est plutôt vécue comme un moyen de se valoriser, de se distinguer, au sein de leur propre pays.
La France qui occupe une place centrale au sein de l’OIF est paradoxalement l’Etat dont les citoyens, « locuteurs historiques » de cette langue, ne sont pas encore suffisamment conscients de leur identité francophone[16] . La Belgique présente une autre facette de l’identité francophone et de ses difficultés. Ici, il est question d’insécurité linguistique[17] et d’évanescence identitaire au sein de la communauté Wallonie – Bruxelles.
Cette typologie schématique du concept d’identité francophone montre que ce concept est à géométrie variable, qu’il correspond à des situations diversifiées au sein de l’ensemble géoculturel que constitue la Francophonie mondiale. Au demeurant, le dialogue est indispensable pour tracer les contours d’une identité plurielle. A une époque où prédominent rationalisation économique, standardisation culturelle et règne de la technique, la Francophonie aurait-elle pour mission de faire prévaloir une humanité plurielle et respecter les individualités et les différences ? Dans quelle mesure l’expansion de la Francophonie viserait à préserver et à encourager l’existence des identités nationales ?
Seules, celles-ci ne peuvent pas se défendre face à la mondialisation. Unies, fédérées dans le cadre d’un espace géopolitique, d’une zone d’influence considérable, ces identités deviennent plus fortes. Dans cette perspective, la Francophonie assure en tant qu’instrument plus en adéquation des relations internationales contemporaines sa médiation, en s’efforçant dans les problèmes qui touchent le gouvernement du monde, de faire triompher l’équilibre et la diversité.
Par ailleurs, le partage d’une langue apparaît comme le partage d’une vision du monde fondée sur les mêmes valeurs de civilisation. En effet, le lieu, le contact, l’ouverture que dégage la littérature francophone sont inséparables d’une certaine représentation du monde. Grâce à cette représentation surgissent des questions qui cimentent la modernité de la littérature francophone[18] : mémoire du pays natal, poétique des villes, aliénation, recherche des origines, etc. L’alliance des identités et des cultures se manifeste autour des valeurs de liberté, d’égalité, de solidarité, de démocratie liée au respect des droits de l’Homme, de l’Etat de droit et des libertés. Ces idéaux fondent une société profondément humaine, équilibrée et où l’homme est au début et à la fin du développement. Toutefois, si l’on songe aux moyens déployés jusqu’à ce jour, il s’en faut de beaucoup pour que les résultats se mesurent aux idéaux de la Francophonie. Beaucoup reste à faire.
L’identité francophone n’est pas durablement stable et reste fragile. Quelques constats s’imposent: Sur le plan politique, la Francophonie est en pleine expansion. Les relations entre histoire langue et politique ne sont plus imbriquées ; au contraire elles sont extrêmement variées au sein du fait francophone qui se déploie depuis peu en Europe centrale et intègre de nouveaux membres, tant en Afrique qu’en Asie. C’est que la Francophonie doit, à l’instar de l’Union européenne, faire face aux enjeux de l’élargissement. Mais s’agit-il précisément ici de la même chose ? Par ailleurs, le sommet de Hanoï avait consacré la Francophonie politique par l’adoption d’une charte, le 15 novembre 1997, qui la dote d’un nouvel ordre institutionnel par la création d’un poste de Secrétaire Général de la Francophonie. Cette mutation conférait à la Francophonie une présence au monde en même temps qu’elle lui donnait un responsable politique, un concepteur de sa politique, une personnalité d’envergure internationale capable de mettre en œuvre la politique arrêtée par l’OIF. La fonction d’intermédiation de la Francophonie était assurée. Or, aujourd’hui, la voix du Secrétaire Général de l’OIF paraît étouffée tant l’universalisme marchand impose ses modes d’intervention partout, faisant triompher l’unilatéralisme, et la multipolarité humaniste recule. A l’examen, l’on constate que le statut juridique du Secrétaire Général paraît fragile et ne lui permet pas de jouer le rôle de premier plan qui est attendu de lui. Aujourd’hui, la médiation francophone ne semble pas forte. C’est pourquoi la posture défensive dans laquelle se trouve l’OIF devrait pouvoir être revisitée. A la recherche du fait francophone, doit succéder un effort d’approfondissement et d’affinements des buts que la Francophonie s’est fixés[19] : « une culture, disait André Malraux dans son allocution de Niamey (février 1969), c’est avant tout une volonté. (…) la culture ne s’hérite pas, elle se conquiert. Ce qui doit nous unir, c’est l’objet de cette conquête. La francophonie est une conquête permanente. Elle doit aussi être une volonté de chaque jour ».
Espace géoculturel au caractère par nature hétérogène, la Francophonie est appelée à se poser la question du lien qui devrait y prévaloir : simple juxtaposition de valeurs ou synthèse transcendant les identités nationales, les singularités ethniques et partant éthiques ?
Sur le plan économique, la plupart des pays francophones sont dans l’hémisphère Sud et sont en proie à la précarité[20]. Ils espèrent trouver dans cet ensemble géoculturel les moyens d’assurer leur développement économique[21]. Or, l’une des faiblesses de la Francophonie est son incapacité à organiser un espace économique véritable [22]. Les atermoiements observés dans la gestion du volet économique ne rassurent pas quant à la prise en compte du développement, la Francophonie manque en effet de symbole fort ayant un impact économique suffisant. La précarité est telle que le partage des valeurs de liberté et de démocratie devient, pour les pays du Sud, un sujet de débat.
La liberté, qui s’apparente généralement à la liberté d’entreprendre, donc à la puissance du marché, semble l’emporter sur la valeur de démocratie. Le marché impose partout sa loi, sa dure loi au Nord comme au Sud avec des conséquences incalculables en termes d’accroissement de la pauvreté, de la précarité et de la marginalisation de couches importantes de la population.
Des réflexions devraient être engagées d’une manière concrète pour mettre en place des conditions de renforcement de la coopération économique en structurant mieux et de façon visible les activités du Forum francophone des affaires, de manière à en faire un instrument d’une stratégie économique et commerciale en Francophonie. C’est à ce prix que l’ensemble francophone sera capable d’élaborer un partenariat pour le développement de l’identité francophone en la rendant plus forte, plus attrayante et porteuse de sens pour tous.
Mamadou BADJI Professeur à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar
[1] - Cf. « Penser la Francophonie : concepts, actions et outils linguistiques », Premières Journées scientifiques communes des réseaux de chercheurs concernant la langue, Ouagadougou (Burkina Faso), 31 mai - 1er juin 2004. Actes publiés par les Editions des Archives Contemporaines, Paris, 2004.
[2] - Cf. Barrat J., Moisei C., Géopolitique de la Francophonie : Un nouveau souffle ? Paris, La Documentation française, 2004.
[3] - Chaudenson R., « La place de la langue française dans la francophonie », Hérodote 2007/3, n°126, p.129-141.
[4] - Cf. « La francophonie : conflit ou complémentarité identitaire »? Thème du colloque organisé par le département de langue et littérature françaises de la faculté des lettres et sciences humaines de l’Université de Balamand, du 16 au 20 avril 2007, à Tripoli (Liban).
[5] - La convergence naturelle des intérêts et des besoins des pays francophones a permis l’institutionnalisation progressive de cet ensemble géoculturel. Cf. Xavier Deniau, La Francophonie, Paris, PUF, 2003, p.49.
[6] - Desouches C., « Francophonie : Difficile gestation d’un ensemble cohérent », Géopolitique africaine, Bruxelles, déc. 1986, p.106.
[7] - En comptant toutes les catégories, y compris les observateurs.
[8] - La Charte de la francophonie a été adoptée le 15 novembre 1997 à Hanoï (Vietnam).
[9] - Combe D., Poétiques francophones, Paris, Dunod, 1995, p.13-14.
[10] - Le concept même d’identité, aux contours variables, est difficile à cerner. C’est donc à dessein que nous évitons de le définir, ses caractéristiques nombreuses inclinant du reste au compromis.
[11] - Diouf A., « Au service du pluralisme culturel », Revue « Manière de voir », numéro 97, février-mars 2008, p.53.
[12] - Bambridge T., « Dynamiques, promesses et incertitudes », Hermès 40, 2004, p.264.
[13] - Idem.
[14] - Deniau X., La Francophonie, op.cit., 121.
[15] - Sur les raisons qui poussent ces pays à adhérer à l’OIF, voir Robert Chaudenson, « La place de la langue française dans la francophonie », in Hérodote 2007/3, n°126, particulièrement p. 136-137.
[16] - Cf. Loyer B., « Langue et nation en France », Hérodote, 2007/3, numéro 126.
[17] - Francard M., (dir.), L’insécurité linguistique en communauté française de Belgique, Service de la langue française, Bruxelles, 1993.
[18] - Cf. Moura J.M., Littératures francophones et théories postcoloniale, Paris, PUF, 1999 ; Piron M., « Littératures françaises hors de France » ou « Le problème des littératures françaises marginales », Bulletin de l’Académie royale de Langue et de Littérature françaises, vol. XLVI, n° 1, 246-262.
[19] - Chatton P.F., et Bapst M. J., Le Défi francophone, Bruxelles, Bruylant, 1991, 157p.
[20] - Le continent africain est particulièrement visé, parce qu’il regroupe les pays les plus démunis de la planète.
[21] - Deniau X., La Francophonie, op.cit. , p.125.
[22] - Cf. Rapport ENA : La Francophonie, espace politique et économique pour la France et les pays en voie de développement, promotion Condorcet 1991.